Le 13 février 2025, le Comité Femmes & Science a remis les Prix de la Recherche 2024, dédiés cette année au thème "Genre et conflits armés". Trois chercheuses congolaises et leurs équipes ont été récompensées pour leurs travaux explorant les violences en RD Congo sous des perspectives médicales, juridiques et de genre.
Depuis plus de 30 ans, la RDC – en particulier les provinces du Kivu, à l’est du pays – subit des conflits intenses aux conséquences dramatiques pour la population. Le déplacement forcé des habitants et l’installation dans des camps de réfugiés fragilisent encore davantage les femmes et les enfants, les rendant particulièrement vulnérables. Le viol, utilisé comme arme de guerre, constitue une violation du droit humanitaire et des droits de la personne, s'apparentant à des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Les trois recherches primées abordent cette problématique sous différents angles : médical, juridique et sociologique. Leurs travaux font écho à plusieurs projets de recherche financés par la Coopération académique.
Le 1er prix a été attribué à Véronique Feipel (ULB) pour son étude sur les Conséquences périnéales, psychologiques et de qualité de vie des violences sexuelles liées aux conflits chez les femmes vivant en RDC. Ce projet mobilise également Jennifer Foucart (ULB), Bernadette Miangindula Mabenza (UNIKIN) et Denis Mukwege à Bukavu. Véronique Feipel et son équipe ont « souhaité mettre en lumière les conséquences physiques sur le long terme qui peuvent avoir un impact sur les structures du bassin et sur le fonctionnement des organes génitaux, urinaires et digestifs qui s’y trouvent. »
L’étude poursuit trois objectifs majeurs :
- Examiner les troubles du plancher pelvien (fonctions urinaires, sexuelles, gynécologiques et anales) et la santé mentale des victimes de violences sexuelles en RDC, en comparaison avec celles n’ayant pas subi ces violences.
- Analyser la perception des survivantes quant à leurs troubles pelviens et l’impact de ces derniers sur leur quotidien.
- Évaluer la prise en charge médicale actuelle en RDC, identifier les besoins des patientes et des soignants (accès aux soins, soutien communautaire, physiothérapie, etc.), et comprendre le contexte du système de santé.
Pour Véronique Feipel, « ce prix est une très belle reconnaissance du travail effectué, dans un domaine, finalement, qui n’est pas très médiatisé. On parle dans la presse des problématiques liées aux violences sexuelles dans les zones de conflits, mais sans penser aux conséquences sur long terme au niveau de la santé physique des femmes où, quelque part, la réadaptation pourrait avoir un rôle à jouer. Nous espérons également que ce Prix pourra être un levier pour obtenir d’autres financements pour la poursuite du projet. »
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Le 3e Prix ex æquo a été remis à Aline Bahati Cibambo (ULB et Université catholique de Bukavu) pour son étude Violence des chiffres et violence des voix. Vulnérabilité des femmes dans les procédures de jugement des crimes de masse en RD Congo, en collaboration avec Sylvie Sarolea (UCLouvain), Christine Flamand (UCLouvain), Jonas Kakule Sindani (UCLouvain) et Emmanuel Akuzwe Bigosi (Université catholique de Bukavu).
Ce projet met en lumière l’invisibilisation des femmes dans le processus judiciaire des crimes de guerre en RDC. Il analyse leur faible représentativité au sein de la magistrature, du barreau, des professions de psychologues et des médias, et cherche à comprendre les obstacles qui freinent leur participation. L’étude souligne l’effet de la « masculinisation » de certaines professions clés, un phénomène qui souligne la persistance de pratiques locales opposées au principe d’égalité homme-femme. Ces pratiques entravent les politiques publiques visant à lutter contre les discriminations et perpétuent des inégalités de genre.
Comme l’explique Aline Bahati Cibambo, par ailleurs avocate au barreau du Sud-Kivu, « notre recherche a démontré que les victimes que nous avons rencontrées disent qu’elles se sentiraient beaucoup plus en sécurité de se confier et d'expliquer à d’autres femmes plutôt qu’à des hommes ce qui leur était arrivé ».
Les conclusions de cette recherche ouvrent des pistes de réforme, notamment :
- L’adoption d’une réglementation garantissant une meilleure place aux victimes dans les procédures judiciaires.
- Une politique de recrutement favorisant l’inclusion des femmes dans le domaine judiciaire, afin d’équilibrer les représentations et d’éliminer le déséquilibre actuel.
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Les autrices et auteurs de cette étude collaborent également au Projet DIRE mis en œuvre par Sylvie Sarolea (UCLouvain) et Trésor Maheshe (Université Catholique de Bukavu) financé par l'ARES.
3e Prix ex æquo, Anuarite Bashizi (UCLouvain et Université catholique de Bukavu) et Esther Feza Borauzima (UMONS et Université officielle de Bukavu) ont exploré une autre facette du genre et des conflits armés dans l’est de la RDC. Leur étude De la victimisation à l'agentivité affirmée. Explorer l'infra-politique des femmes dans les groupes armés en RDC met en avant la notion d’infra-politique, définie comme les formes discrètes et informelles de résistance et d’action politique menées par les groupes marginalisés.
Selon Esther Feza Borauzima, l’infra-politique opéré par ces femmes leur permet « de se libérer des carcans patriarcaux en intégrant ces groupes armés ». En rejoignant ces groupes, ces femmes réalisent une « triple transgression » : elles défient l’ordre pénal en s’engageant dans des activités illégales, l’ordre social en adoptant des rôles traditionnellement masculins, et l’ordre sexué en s’imposant dans des milieux militarisés.
Bien que leur rôle soit souvent perçu comme un simple soutien logistique au sein des milices, ces femmes vont bien au-delà de cette fonction. Elles participent à la création d’« armes psychologiques », en soutenant moralement les combattants, ou en menant des rituels de guérison, des soins traditionnels, et des pratiques de sorcellerie, renforçant ainsi les liens spirituels et psychologiques au sein des milices. De plus, à travers leurs missions d'espionnage, elles établissent des connexions stratégiques avec des communautés extérieures pour recueillir des informations cruciales. En agissant de la sorte, elles mobilisent un capital social, économique et symbolique, ce qui leur permet non seulement de réinvestir des espaces de pouvoir, mais également de renverser certaines normes de genre et sociales à l’intérieur des groupes armés.
Esther Feza Borauzima témoigne : «Lorsque nous étions en train de postuler pour ce prix avec ma collègue Anuarite, nous nous demandions ce que nous ferions si jamais nous gagnerons. Est-ce que cela sera pour nous, pour les recherches ? Mais sur le terrain, avec le M23, la guerre reprend donc nous avons fuis en laissant nos enquêtés là-bas. Et les survivants et survivantes nous appellent au secours, nous demandent de l’aide. Mais est-ce que c’est éthique de leur envoyer quelque chose, de l’argent ? Et c’est à ça que ce prix a servi. C’est de l’humanisme aussi la recherche. »
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Les travaux de recherches primés par le Comité Femmes et Sciences mettent en lumière des aspects trop souvent négligés des conflits armés à l’est de la République démocratique du Congo : les conséquences à long terme des violences sexuelles, la marginalisation des femmes dans les processus judiciaires, et les formes subtiles de résistance qu'elles développent au sein des groupes armés. Ces travaux témoignent de l'importance cruciale d'une approche centrée sur le genre dans la compréhension des conflits, tout en soulignant la résilience et l’autonomie des femmes, souvent réduites au silence dans les discours dominants.
Cependant, ils rappellent aussi l’ampleur des défis à relever : de la prise en charge des victimes à la reconnaissance des voix féminines dans les décisions politiques et judiciaires. En ce sens, ces recherches sont non seulement un apport précieux à la compréhension des violences en RD Congo, mais aussi un appel à l’action pour construire un futur où l’égalité et la justice prévalent pour toutes et tous.
En savoir +
La remise des Prix de la Recherche 2024 du Comité Femmes & Science a fait l’objet d’un podcast réalisé par Zelda Bouillon.
- Écoutez l’interview de Véronique Feipel
- Écoutez l’interview de Esther Feza Borauzima
- Écoutez l’interview de Aline Bahati Cibambo