Conflits et sécurité internationale : quand la recherche vient en appui à la prise de décision politique, en Belgique. Interview croisée : E. Klimis et L. Yaméogo

Avec Manu Klimis (UCLouvain) et Lassané Yaméogo (CNRST), responsables académiques du Policy Supporting Program (PSP) « Fragilité & Résilience », nous débutons notre série d’entretien sur ces programmes de recherches interinstitutionnels qui ont pour objectif d’apporter un appui et une aide à la décision à la DGD, notamment via la publication de policy brief. Une première note vient d'ailleurs d'être publiée sur les échecs des interventions internationales au Sahel depuis 2012 (voir en bas de l'article). Dans les prochaines semaines, nous rencontrerons également les responsables des deux autres programmes : « Climat & Environnement », et « Protection sociale, Inégalité & Croissance inclusive ».

Aujourd’hui, focus sur le PSP « Fragilité & Résilience ». Pour une durée de 5 ans, ce programme mobilise les chercheur·es de l’UCLouvain, de l’UGent et de la KULeuven pour la partie belge, et du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST) au Burkina Faso. Son objectif est d’examiner de manière critique la dynamique évolutive de la fragilité et de la résilience dans des contextes qualifiés de fragile ou de sortie de conflit, comme la République démocratique du Congo et le Sahel notamment, mais aussi le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda. Les chercheur·es souhaitent influencer les réponses politiques et, pour ce faire, échangent avec les décideurs politiques et explorent les causes, les expériences vécues et les impacts de ces crises. D’ici à 2027, ils vont proposer des stratégies innovantes qui, par leur ancrage au sein des populations affectées, renforcent la résilience et s’attaquent aux facteurs systémiques de fragilité. 

Dans cet entretien, Manu Klimis (UCLouvain) et Lassané Yaméogo (CNRST) évoquent le cadre et la finalité des recherches, tout en soulignant l’intérêt et la richesse des collaborations académiques internationales dans un contexte politique et sécuritaire en plein évolution, où chaque point de vue compte.

Quel est l’objectif des Policy Supporting Program (PSP) soutenus par la Direction générale de la coopération au développement (DGD) ?

Manu Klimis : Un Policy Supporting Program (PSP) est un programme conjoint de l'ARES et du VLIRUOS permettant à ces deux institutions de mener des recherches en appui à la politique.  Il s’agit d’un cadre de collaboration entre les acteurs universitaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Flandre, impliquant également l'Administration de la coopération au développement (DGD) pour appuyer la coopération belge sur une série de domaines extrêmement précis. Le PSP est la version actuelle d’un instrument de financement qui a évolué à plusieurs reprises depuis une vingtaine d’année.

En quoi consiste le Programme « Fragilité et Résilience » - REFRACT ?

Manu Klimis : REFRACT vise à appuyer la coopération belge sur les questions liées à la fragilité et la résilience dans divers contextes qualifiés de fragile ou en sortie de conflit et qui concerne des pays partenaires de la coopération belge au développement. La fragilité, c'est un concept qui s'est développé dans la coopération internationale à partir du début des années 2000 et qui vise à décrire et à caractériser les pays dans lesquels il va être impossible ou particulièrement difficile de mener un travail de lutte contre la pauvreté, tel que prévu par les Nations-Unies et la Objectifs du développement durable (ODD), tant les conditions matérielles - et politiques - n’existent pas pour atteindr des résultats en termes de développement. Cela recouvre bien sûr les pays en conflit, en sortie de conflit ou qui risquent d'y retourner. Cela concerne aussi des pays touchés par l'instabilité politique, quel qu'en soit la raison. La résilience, c'est un concept qui vise à caractériser la réponse des populations et des États face à ces situations de fragilité.

Alors pourquoi REFRACT ? Car il est question de résilience et fragilité mais aussi d’action ! Aux analyses conceptuelles, sont associées des études de terrain, ancrées dans la réalité de deux zones géographiques, d'une part le Sahel et d'autre part, la Région des Grands Lacs africains. Bien entendu, il n’est pas exclu de travailler sur d'autres enjeux. Actuellement par exemple, nous avons été sollicités sur l'Ukraine.

Au sein de REFRACT, notre groupe de recherche comprend une quinzaine de spécialistes, issu·es des universités belges - et plus précisément de l’UCLouvain, de l’Université de Gand et de la KULeuven. A l’international, nos partenaires proviennent des deux zones de recherches. Il s’agit du Centre national pour la recherche scientifique et technologique (CNRST) du Burkina Faso et de l'Institut supérieur de pédagogie (ISP) à Bukavu en RD Congo.

Ensemble, nous examinons les dynamiques conflictuelles et observons l’escalade des crises, très importantes en ce moment. Aujourd'hui, il faut reconnaître que nous travaillons sur des contextes complexes, stabilisés ou qui semblaient l’être mais qui redeviennent flous voire chaotiques. C'est le cas bien sûr à l'est du Congo pour l'instant.

 

Des recherches aux débats, un programme réactif à l’évolution du monde.

 

Ce PSP fait appel à l’expertise de multiples partenaires. Sur quoi travaillent-ils ? Comment le projet est-il structuré ?

Manus Klimis : Le programme est structuré autour de 5 workpackages plus 1. Le premier porte sur des thématiques qui sont au cœur de l'activité de la coopération belge et de la réflexion globale sur la coopération internationale de ces dernières années. C'est le fameux Nexus HDP (humanitaire, développement et paix). Nous travaillons sur les enjeux d'une coordination renforcée entre les acteurs humanitaires, les acteurs du développement et les acteurs sécuritaires. Ces derniers, dans un sens strict, sont les forces de défense et de sécurité, l'armée, la police, la douane etc. Mais, de manière plus globale, cela peut aussi être les acteurs de la société civile et des médias qui assurent à leur niveau une sécurité humaine au quotidien, au plus proche du citoyen.

Notre deuxième axe de recherche est celui de la localisation. Pour être pertinent dans les interventions, il faut prendre en compte les spécificités extrêmement pointues des différents contextes d'intervention. Il faut éviter les approches one size fit, trop globales et dont on pense qu’elles pourraient être transposables d'un contexte à l'autre. L'histoire a montré, parfois de façon tragique, que c'était une très mauvaise idée. Mais comment développer des mécanismes qui sont institutionnellement solides tout en étant extrêmement pertinent au niveau des contextes ? C'est le défi sur lequel on travaille.

Le troisième axe de travail est celui sur l'espace civique. Nous assistons au rétrécissement de cet espace civique dans les différents pays partenaires, alors que nous travaillons selon le principe mis en avant par les Nations Unies du « leave no one behind » ce qui signifie ne laisser personne au bord du chemin.

Notre quatrième axe développe une réflexion sur l'économie politique du conflit et de la guerre civile. Ici, l'idée est de mettre en avant les nouveaux acteurs sécuritaires ou bien la recomposition d'acteurs plus anciens. Classiquement, on imagine un paysage comprenant des forces gouvernementales et des forces rebelles. Aujourd'hui, de nouveaux acteurs sécuritaires interviennent : des milices citoyennes ou des sociétés privées de sécurité, animées d’une logique commerciale. Certains acteurs peuvent aussi être plus ou moins dépendants d'un autre état. C’est le cas avec les groupes paramilitaires russes, ou avec le M23 en RD Congo avec l’influence majeure et manifeste du Rwanda sur ce groupe, sans pour autant le contrôler dans sa totalité. Nous analysons ces nouveaux acteurs et leur interaction sur le terrain .

Le cinquième axe porte sur le genre. La question du genre est vraiment transversale dans un contexte de conflit. Cela fait très longtemps qu'on le sait et cette année, on célèbre l'anniversaire de la résolution des Nations Unies sur les questions de genre dans les contextes sécuritaires.  Les femmes paient un lourd tribu dans les conflits armés. Nous menons un travail spécifique sur cette question.

Et enfin, je disais 5 axes + 1. Cet axe complémentaire est d’ordre méthodologique. Il nous amène à nous poser de nombreuses questions : comment travailler dans ces contextes ? Comment accéder aux terrains de recherches dans des zones conflictuelles ? Comment gérer nos sources d’informations dans des contextes autoritaires ou de sécurité renforcée ? Comment visibiliser à leur juste valeur nos partenaires, plus exposés localement ou qui ont moins de facilités pour la diffusion de leurs publications ou la participation à des séminaires internationaux. Comment travailler sur des bases plus égalitaires et plus paritaires entre chercheurs ? Ce sont des questions importantes !

Quelles sont les principales activités réalisées durant les deux premières années ?

Manus Klimis : Les programmes en appui à la politique travaillent sur deux volets, menés en parallèle : le volet de recherche, nécessitant un temps long pour mettre en exergue toutes les nuances d’une situation analysée ; et le volet réponse d’urgence, réactif à l’actualité internationale comme c’est le cas avec la situation actuelle à l’est de la RDC.

Depuis deux ans, les activités réalisées touchent ces deux volets. Dans le domaine de la recherche, nous rédigeons des notes contextuelles. A titre d’exemples, nous avons rédigé une note sur la notion de genre et conflit qui a donné lieu à un événement associé en novembre 2024. Une autre note d’Alejandra Villanueva Ubillus (KULeuven) et Jan Van Ongevalle (KULeuven) concerne l’espace civique et le principe du leave no one behind, complétée par une vidéo explicative.

Lassané Yaméogo (CNRST) a publié une note sur les représentations sociales de l'émigration burkinabè à travers le prisme de l'émission de radio « Allô diaspora ».

Par ailleurs, en réponse aux urgences de l’actualité, avec Geoffroy Matagne (ULiège) et des représentant·es de la DGD et d'Enabel, nous sommes intervenus en mars 2025 dans le Forum organisé par le Comité d'aide au développement de l'OCDE sur les questions de fragilité et de paix, de sécurité, de développement dans le monde.

REFRACT  REFRACT

Régulièrement, nous organisons des « REFRACT-cafés ». Ce sont des rencontres-débats plus ou moins informels sur une série de thématiques. En juillet 2024, nous en avons organisé un sur le changement des dynamiques sécuritaires et des paysages sécuritaires dans le Sahel.

En octobre 2024, le thème abordé était l’évolution des régimes politiques des trois pays de l’Alliance des États du Sahel regroupant le Niger, le Burkina Faso et le Mali. Ces trois pays ont connu plusieurs coups d'État et sont désormais gouvernés selon des modalités différentes par des régimes non issus d'un processus électoral.

Enfin, en mars 2025, nous avons évoqué la question de la lutte contre la corruption et de la contribution du droit pénal à la lutte contre la corruption en particulier au Burkina Faso.  

Et le 7 avril, il était question du NEXUS humanitaire, développement et paix avec une attention particulière sur la situation du Kivu. 

 

La plus-value d’une vision pluraliste et internationale

 

Pour vous, Manu Klimis et Lassané Yaméogo, quelle est la plus-value et l'intérêt de mobiliser des chercheurs néerlandophones et francophones au niveau belge, mais aussi des partenaires internationaux ?

Manus Klimis : La recherche n’est jamais un travail solitaire. Nous avons donc besoin d'équipes de recherche aux points de vue différents, avec des expertises et des réseaux différentes pour produire des analyses aussi complètes et pertinentes que possible. En Belgique, nous ne sommes pas si nombreux à travailler sur ces questions et nous nous croisons souvent sur le terrain, dans le Sahel et dans les Grands Lacs. Il y a très peu d'instruments de financement aujourd'hui pour la recherche, qui permettent aux universités francophones et flamandes de dialoguer ensemble. Ce programme est donc une plus-value en soi. Le fait de s’associer avec des chercheur·es provenant de nos terrains de recherches est bien évidemment pertinent. Nous sommes dans une logique que nous qualifions parfois un peu pompeusement de décoloniale. Plus concrètement, nous sommes dans un réel partenariat et la recherche se prête bien à cela car chaque partie apporte sa contribution et, en retour, toutes les universités partenaires en Belgique, au Burkina Faso et en RDC en retirent quelque chose.

Lassané Yaméogo, vous êtes le partenaire burkinabé dans le cadre de ce PSP. En quoi consiste votre contribution dans ce projet et quel est l’intérêt pour vous d’y participer ?

Lassané Yaméogo : Ma contribution consiste à faire en sorte qu’il y ait une meilleure connaissance des contextes afin de pouvoir évoquer le concept « fragilité et résilience », en tenant compte des situations concrètes sur le terrain.  Le Burkina, le Mali, le Niger et le Sahel de manière générale sont effectivement ancrés aujourd'hui dans un contexte de fragilité mais aussi de résilience. Notre présence sur le terrain nous permet d’apporter un éclairage spécifique pour mieux comprendre la situation et compléter les études de cas. C'est l'un des enjeux la participation des chercheurs locaux à ce programme.

Quant à mon intérêt, c’est bien sûr d’être associé et de pouvoir mener une collaboration internationale entre chercheurs. Au Burkina Faso aujourd'hui, il n’est pas évident de trouver des ressources pour faire de la recherche. Avoir des partenaires internationaux, cela permet aux chercheurs locaux de pouvoir collaborer et co-publier des études avec leurs pairs au niveau international, et ça c'est un enjeu important.

Ensuite, dans un pays en situation de fragilité, nos collaborations aux études permettent d’asseoir des politiques et des projets dans la durabilité. Par exemple, la crise de déplacement que connait aujourd'hui le Sahel nécessite de pouvoir déployer des projets. Je prends l'exemple d’Enabel qui est présent au Mali, au Niger, au Burkina Faso et qui y développe des projets. C’est important de s’interroger sur la durabilité de ces projets actuellement. C'est une équation qui est parfois difficile à résoudre. Dans le cadre de ce projet, notre recherche va pouvoir orienter les interventions de telle sorte qu’elles puissent s'inscrire dans une perspective de durabilité, en tenant compte du contexte actuel.

Avez-vous accès à d'autres terrains de recherche, à d'autres sources d'information que les acteurs internationaux ?

Lassané Yaméogo : Oui ! C'est vrai qu’aujourd'hui l’accès aux terrains devient de plus en plus difficile, extrêmement difficile. Parfois, à l’échelle locale, nous développons des solutions qui permettent de contourner la difficulté d'accès au terrain. Récemment, lors d’un travail sur la crise des déplacements au Sahel, avec un focus sur le Burkina Faso, le déploiement des enquêteurs sur le terrain pour rencontrer des populations locales était quasi impossible. Nous avons utilisé d’autres stratégies pour collecter ces données à distance et pouvoir nourrir la recherche et affiner les données contextuelles. En réalité, voilà le vrai rôle du chercheur : produire des connaissances qui permettront aux décideurs, aux politiques et aux acteurs de développement de pouvoir utiliser ces connaissances avec efficience pour se montrer efficace sur le terrain.

Par rapport à l'évolution du contexte international aujourd'hui, le projet évolue-t-il ? Doit-il être modifié ?

Manus Klimis : L'actualité internationale renforce la pertinence de ce projet, qui s’appuie, ne l’oublions pas, sur plus de 20 années d’expertise sur les questions de fragilité. La situation est bien évidemment regrettable mais cela ne remet pas en question la pertinence de nos travaux et recherches. Cela engendre des difficultés d'accès aux terrains, rendus inaccessibles en raison des conflits ou des difficultés d’obtention des visas. Ceci étant, en raison de l’actualité internationale, avec Enabel et la Direction générale de la coopération de développement au sein du SPF affaires étrangères, nous allons travailler sur deux études de cas très concrets, sur la RD Congo et le Sahel. 

Le changement de priorité gouvernementale nous pose aussi question, car l’accord de gouvernement soumet l’implication de la Belgique à un retour direct pour les intérêts nationaux. Cet intérêt national n'est pas toujours défini en fonction de la zone. Cela nous laisse à la fois une marge de manœuvre mais cela engendre beaucoup d'incertitude aussi sur la manière dont on va continuer à pouvoir dialoguer avec le ministère de la coopération sur ces différents enjeux.

Photos : REFRACT 

Policy brief : L'échec d'une tentative de « stabilisation » au Sahel

Policy

Par Tanguy Quidelleur.

Points clés

🔹 Cette note examine les échecs des interventions internationales au Sahel depuis 2012, en soulignant comment les stratégies visant à la stabilisation ont souvent exacerbé la violence locale et la polarisation politique.

🔹 Elle analyse la montée de l'autoritarisme et le rôle des acteurs ouest-africains dans la redéfinition des rapports de force dans la région.

Résumé

Depuis 2012, le Sahel est au cœur d'un conflit régional caractérisé par l'échec des interventions internationales et des pratiques de « stabilisation ». Largement motivées par des imaginaires de reconstruction de l'État et de lutte contre le terrorisme, ces politiques ont finalement accompagné les dynamiques locales de violence et de polarisation politique. La montée de l'autoritarisme, illustrée par les récents coups d'État, reflète un rejet des modèles interventionnistes perçus comme imposés de l'extérieur et redéfinit les relations de pouvoir au niveau régional. Dans ce contexte, les acteurs ouest-africains jouent un rôle central dans la réinterprétation des pratiques de gouvernance, mais surtout dans la promotion de nouvelles alliances et l'intensification de la concurrence entre les puissances interventionnistes. Cette note de synthèse propose une analyse sociologique et critique des limites des stratégies internationales, en soulignant les effets différenciés des interventions sur les structures sociales et politiques locales. Enfin, elle explore la perspective d'un engagement international renouvelé, plus en phase avec les dynamiques locales et les transformations sociopolitiques en cours. 

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