PSP SPRING: Vers une protection sociale pour les travailleurs du secteur informel: enjeux et défis. Interview croisée T. De Herdt et F. Mukotanyi

Nous poursuivons notre série d’entretiens sur les Policy Supporting Program (PSP) avec Tom De Herdt (UAntwerpen) et Francine Iragi Mukotanyi (Université Catholique de Bukavu, DRC), responsables académiques du Programme Social Protection, Inequality & Inclusive Growth. . 

Quels sont les défis et les enjeux d’une protection sociale qui pourrait transformer le secteur de l'économie informelle en Afrique ? Ces questions constituent le socle de programme porté par un consortium d'acteurs académiques désireux de contribuer au renforcement de la résilience socio-économique des économies d'Afrique centrale et orientale.

Dans cette interview, Tom De Herdt et Francine Iragi Mukotanyi évoquent les recherches menées entre la Belgique, la République démocratique du Congo, le Rwanda et l’Ouganda visant à accroître la couverture de la protection sociale pour les travailleurs du secteur informel et à soutenir le dialogue social entre toutes les parties prenantes de ce sujet socio-économique majeur.  

Les deux chercheurs soulignent également l’intérêt des collaborations scientifiques internationales permettant de tirer parti des expertises mais aussi des expériences sociales, économiques et politiques à valoriser dans les trois pays cibles. Dans une perspective sociale et politique, ils envisagent la finalité de leur travail comme un levier de changement pouvant stimuler les autorités politiques à prendre leur responsabilité sur les questions du travail en économie informelle.    

Pouvez-vous nous dire en quoi consiste le Projet « Social Protection, Inequality & Inclusive Growth » ?

Tom De Herdt : SPRING est un consortium de chercheurs intéressés par les possibilités de renforcement de la résilience socio-économique des économies d'Afrique centrale. Partant des études de cas dans cette région, le travail vise à s'inscrire dans des recherches et des débats politiques plus larges sur la protection sociale et la croissance inclusive.

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Quelles sont les thématiques étudiées ?

Tom De Herdt : Nous travaillons sur deux grands thèmes :

  1. Dans le cadre du thème « économie informelle », nous étudions la tension entre les politiques de promotion du travail décent et les programmes à forte intensité de main-d’œuvre, les possibilités de dialogue social, et de protection sociale dans des contextes d’économie informelle.
  2. Dans le cadre du thème « santé publique », nous étudions les nouvelles stratégies de financement de la protection sociale et les initiatives de couverture santé universelle dans la région.

Quels sont les partenaires académiques mobilisés sur ce projet ?

Tom De Herdt : Le consortium est porté par des chercheurs et institutions au Sud (Université Catholique de Bukavu, Université Catholique du Congo, Makerere University)  et au Nord (ULBruxelles, Uliège, KULeuven, UAntwerpen). L’ensemble est coordonné par l’UAntwerpen. 

Qui sont les destinataires de vos travaux de recherches et comment partagez-vous vos résultats et recommandations ?

Tom De Herdt : La recherche est destinée à toute organisation intervenant dans le domaine de la protection sociale et de la croissance inclusive en Afrique centrale, tandis que les résultats de nos recherches pourront servir à tout chercheur et/ou acteur politique intervenant dans des contextes similaires ailleurs.

Ce projet a été lancé il y a deux ans, quels sont les principales activités réalisées et leurs résultats ?

Tom De Herdt : Les premiers résultats de nos recherches sont partagés dans notre espace de publications accessible sur le site de notre PSP. Nous avons aussi réalisé une mission conjointe en République démocratique du Congo pour analyser les politiques de couverture santé universelle, ainsi qu’une phase collective de recherche sur le travail décent dans le secteur de la construction à Kinshasa.

Quelle est la plus-value d’associer des chercheurs des universités francophones et néerlandophones, mais aussi des pays partenaires, la RDC, le Rwanda et l’Ouganda, ici en l’occurrence ?

Tom De Herdt : Cette plus-value se matérialise en interne, d’une part, puisque le travail en consortium permet des échanges réguliers et plus intensifs entre chercheurs d’horizon, géographiques variés. D’autre part, elle se concrétise aussi en externe, en facilitant la communication de nos résultats de recherche (via notre site web ou nos newsletters) ou en permettant un dialogue politique avec les acteurs comme le DGD.

Un enjeu social et politique colossal vu le poids de l’économie informelle

Dans des trois pays, l’économie informelle occupe une place très importante. Quels sont les défis de la protection sociale dans un tel contexte ?

Tom De Herdt : Effectivement, en RDC, au Rwanda et en Ouganda, l’économie informelle occupe une place très importante. En RDC par exemple, l’économie formelle n’atteint pas plus de 1,5% de la population active. L’État lui-même y est fortement informalisé ! Cela implique qu’il faut aller au-delà des politiques de protection sociale pour ceux qui travaillent dans l’économie formelle ou encore, développer des stratégies de formalisation de l’économie et les expérimenter, ou encore appuyer des initiatives de renforcement de la résilience des modes de vie indépendamment du poste de travail dans l’économie formelle.

La Belgique a-t-elle des leviers pour faire bouger les lignes et influencer les politiques nationales ?

Tom De Herdt : La Belgique peut jouer un rôle important, croyons-nous ! Tout d’abord au niveau international : ce n’est pas parce que virtuellement tous les opérateurs économiques en Afrique centrale se retrouvent dans l’économie informelle qu’il n’y a pas de liens avec le système économique global : ceux-ci sont établis par exemple via les chaînes de valeur ou encore via la construction des infrastructures publiques, utilisées par les grandes entreprises multinationales opérant dans la région. Au final, ce système global dont nous profitons tous est établi et rendu opérationnel en partie grâce à de la main d’œuvre sous-payée et/ou opérant dans des conditions très précaires. 

D’où cette nécessité pour les pays les plus riches comme la Belgique, d’intervenir dans le renforcement de la protection sociale, soit par la voie de la régulation des chaînes de valeur ou des systèmes de sous-traitance, soit en appuyant les acteurs publics locaux dans leurs efforts d’organisation de l’action collective des travailleurs, ou encore, en accompagnant la mise sur pied des systèmes de protection sociale.

Ce n’est donc pas un rôle direct mais plutôt un rôle d’appui aux acteurs, de trois manières : (1) en facilitant des processus d’apprentissage et d’échange d’informations entre eux, (2) en apportant des recherches et études permettant d’éclairer le contexte de travail, et (3) en facilitant des liens avec d’autres régions et d’autres pays pour que l’on apprenne de ceux-ci également.

 

La plus-value d’une vision pluraliste et internationale

 

Francine Iragi Mukotanyi , en tant que partenaire, quelle est votre contribution aux différents volets de ce projet ?

Francine Iragi Mukotanyi : En tant que partenaire local, l’Université Catholique de Bukavu (UCB) apporte son expertise locale en intervenant directement dans deux Work Packages (WP), à savoir le WP3 sur la couverture santé universelle et le WP5 sur la protection sociale dans l’économie informelle. En outre, comme il s’agit d’un projet en consortium, nous collaborons également avec d’autres WPs sur certaines questions spécifiques. L’UCB, à travers le Centre d’expertise en gestion minière (CEGEMI), est impliquée dans l’encadrement d’un doctorant et d’une étudiante en master en études de développement dans le cadre du WP5, ainsi que dans la récolte et l’analyse des données du WP3 à travers son École Régionale de Santé Publique (ERSP). L’UCB accompagne les chercheurs impliqués dans les deux WPs qui la concernent.

 Quel est l’intérêt d’associer cette expertise locale ?

Francine Iragi Mukotanyi : Établie dans l’une des zones d’opération du projet (Bukavu en particulier et la RDC en général) et, avec une expérience dans la conduite des projets sur les thématiques abordées par ce PSP, l’UCB est donc un partenaire fiable pour conduire le projet à son terme et faciliter l’atteinte de ses objectifs. Des activités nécessaires visant à atteindre certains acteurs locaux concernés par les questions de travail et de santé universelle vont bénéficier de l’implication et de l’encadrement de notre université.  Ce rôle supplémentaire de catalyseur est utile pour que les chercheurs impliqués dans les deux WP susmentionnés fassent bien leur travail localement tout en leur facilitant l’ouverture à des réseaux locaux et régionaux stratégiques vis-à-vis de questions du travail décent en économie informelle.

L’une des thématiques abordées est l’économie informelle. Comment organiser la protection sociale dans un contexte où trop peu de travailleurs sont en mesure de financer cette sécurité sociale ?

Francine Iragi Mukotanyi : Il n’y a pas de recettes toutes faites ni magiques pour arriver à organiser la protection sociale en économie informelle. Cependant, quelques expériences locales et régionales (dans les pays voisins de la RD Congo) peuvent être prises en compte (notamment les expériences des exploitants miniers artisanaux et leur système assurantiel de santé en Guinée, Burkina Faso, Mali, etc.). Les éventuelles initiatives ayant donné de bons résultats dans une aire bien déterminée peuvent être essayées dans d’autres régions ou pays, en tenant compte évidemment de certaines spécificités : les caractéristiques du secteur de l’emploi informel, le fonctionnement des institutions administratives et politiques impliquées, l’acceptation par les acteurs, etc. Pour nous, il est pratiquement et politiquement possible de mieux cibler certaines catégories de travailleurs informels par des programmes assistanciels (aide sociale) et d’autres par des programmes contributifs (assurance sociale). 

Quels sont les acteurs concernés par ce vaste chantier ?

Francine Iragi Mukotanyi : En RD Congo par exemple, notre travail vise les divisions provinciales et le Ministère du travail (aussi national) qui sont au sommet et interviennent dans certaines régulations sur le travail ainsi que dans l’encadrement. Il concerne également les associations de travailleurs informels (coopératives, syndicats, comités informels) mais aussi les travailleurs eux-mêmes en tant que sujet central du travail et non plus objet de réflexion. Enfin, bien d’autres structures peuvent être intéressées par nos recherches comme les acteurs de la société civile qui s’intéressent au travail informel, les centres de recherche impliqués par les questions de travail dans la région et d’autres ONG internationales intervenant dans la promotion du travail décent en RD Congo.

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De l’informel au formel, quelques pistes pour progresser

 

La promotion du travail décent est une des composantes de ce processus. Comment progresser de l’économie informelle vers l’économie formelle ? Comment les travailleurs peuvent-ils faire entendre leurs voix ? Quels rôles doivent remplir les États ?

Francine Iragi Mukotanyi : Les perspectives essayées et soutenues à l’international se sont prioritairement inscrites dans les logiques formalistes. Ces perspectives paraissent inaptes dans le cas des Etats fragiles tels que la RD Congo, avec leur administration assez fantomatique dans certains milieux où l’économie informelle est néanmoins florissante. Par conséquent, pour progresser vers l’économie formelle, il serait plus efficace de pouvoir aussi considérer les initiatives à la base (une formalisation par le bas en fonction des régulations développées par les acteurs et dont les impacts seraient éventuellement plus porteurs de bons résultats si ces régulations sont vraiment prises en compte et comprises par les décideurs politiques). Il y a aussi les pistes incitatives, en assouplissant les lois de formalisation. Il faudrait néanmoins aller au-delà et intensifier les incitations, en visant l’amélioration des conditions de travail, en encourageant le travail en réseau ou en partenariat entre les entreprises informelles et entreprises formelles pour créer des zones d’influence, afin que les travailleurs informels soient stimulés par certaines bonnes expériences des entreprises formelles en matière des conditions de travail. Bref, formaliser mais comment ? Pour quoi et avec quel intérêt pour les travailleurs informels ?

Pour ce qui est de la promotion du dialogue social dans l’économie informelle, il semble que le développement de vrais syndicats de travailleurs informels est une stratégie nécessaire. Il faudrait viser la formation des syndicats susceptibles de transcender les limites d’échelles locales (villages, groupements) et ainsi adapter les syndicats aux réalités de mobilité permanente dans certaines activités informelles telles que les mines. En outre, il faut miser sur la diversité des syndicats, en réponse à la pluralité des activités informelles et de ses réalités. Il faudrait aussi stimuler à partir de la base, le besoin de créer des structures syndicales fédératives et par lesquelles les membres qui sont des regroupements associatifs feraient déjà formaliser les activités de leurs travailleurs adhérents. Si de telles fédérations sont créées par la volonté d’en haut, elles risquent d’être plus formalistes et moins intéressantes pour quelques regroupements visés.  Le WP 5 analyse aussi ces pistes et les potentiels défis qui s’y prêtent.

Les États (le cas ici de la RD Congo) devraient revenir à la réalité de l’économie informelle et bien en prendre compte pour une meilleure inclusion dans la vision du partenariat mondial pour le travail décent. La formalisation ou la légalisation ne font pas l’unanimité. Les autres pistes et leurs subtilités méritent l’appui et l’attention politique pour inclure beaucoup de mondes. 

Pouvez-vous donner des exemples d’initiatives qui illustrent une meilleure protection sociale pour les travailleurs ?

Francine Iragi Mukotanyi : En RD Congo, les expériences de mutuelles de santé donnent des pistes intéressantes pour fournir l’assurance santé aux travailleurs informels (et à leurs dépendants). Les mutuelles de santé fonctionnent sur la base contributive. Toutefois, elles ne sont pas exclusives pour les travailleurs formels. Il faudrait cependant prendre en compte les potentiels défis à leur statut spécifique. Il y a aussi des expériences dans d’autres secteurs de l’économie informelle, notamment des caisses d’épargne en fonctionnement sur certains sites d’exploitation minière artisanale et à petite échelle. Elles sont souvent organisées par des groupes restreints corporatifs, amicaux, de ressortissants, etc. Ces épargnes donnent une certaine résilience globale aux membres vis-à-vis d’une palette de vulnérabilités (maladies, période de soudure, etc.).

De telles initiatives constituent un véritable potentiel à capitaliser dans la perspective d’expériences pilotes de protection sociale et notamment contributive. Les recherches dans le cadre du WP5 s’intéressent entre autres à étudier ce potentiel et ces groupements informels. Au niveau régional, il y a d’autres initiatives qui donnent aussi de l’éclairage. Elles sont souvent plus formalistes et butent parfois sur la résistance de travailleurs informels lorsque leurs intérêts ne s’y prêtent pas. 

Très concrètement, quelles sont les retombées possibles de vos recherches et de vos travaux pour la RD Congo, mais aussi pour la Belgique ? 

Francine Iragi Mukotanyi : Pour la RD Congo, c’est entre autres la production de recherches académiques (thèses, mémoires de master) sur les conditions de travail dans le secteur informel, en ciblant notamment le gap de protection sociale des groupes vulnérables (femmes, travailleurs indépendants, etc.) en économie informelle. Cela peut aussi être la sensibilisation des travailleurs informels et leurs patrons en vue d’impulser l’intérêt pour la décence du travail, la sensibilisation (via des notes de politiques) et le plaidoyer auprès des autorités politiques provinciales et nationales sur les problèmes du travail informel et la nécessité des réponses durables en vue de renforcer les réponses et les stratégies nécessaires à l’effectivité du travail décent en économie informelle. Enfin, cela vise aussi la promotion et la production d’un plan directeur de protection sociale en économie informelle en connivence avec les organisations de travailleurs informels, les partenaires et les autorités politiques.

Pour la Belgique, il y a surtout l’apport scientifique des activités du projet, susceptible de servir à orienter les approches de certains projets menés ou virtuellement envisagés pour la RD Congo en matière de travail décent.

Il est aussi possible que notre contribution fasse l’unisson avec les efforts tant importants de la Belgique pour combattre les inégalités dans la région des Grands Lacs.

La finalité de notre travail n’est pas uniquement académique ou scientifique. Nos recherches offrent aussi une perspective sociale et politique pour alerter davantage et stimuler les autorités politiques sur les questions du travail en économie informelle.    

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Photo : Philippe Dunia Kabunga

 

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