Pour Aurélie Ponthieu (MSF), les acteurs académiques et humanitaires peuvent avoir un rôle complémentaire

A l’occasion de la remise des Prix de la recherche 2024 du Comité Femmes & Science, le 13 février 2025, Aurélie Ponthieu, directrice du Département Analyse de Médecins sans frontières, a témoigné de la situation sécuritaire actuelle en RDC et a documenté le travail de terrain réalisé par MSF et ses partenaires sur la prise en charge des victimes de violences sexuelles en RDC.

Aurélie Ponthieu travaille pour MSF depuis 2006, alternant les missions de terrain (Niger, Soudan, Tchad, Colombie, Haïti, Equateur…) et au siège à Bruxelles. En 2024, elle a contribué à la rédaction du Rapport « Nous appelons à l’aide », sur la prise en charge des victimes de violences sexuelles en RDC. Lors de sa communication à l’ARES, elle a mis l’accent sur la prise en charge médicale et psychologique des victimes et survivant(e)s de violences sexuelles, l’une des priorités des équipes MSF en RDC depuis des années.

Dans cette interview, Aurélie Ponthieu analyse le contexte humanitaire et sécuritaire actuel, présente le travail des équipes de MSF dans l’est de la RDC et offre un point sur le rôle que pourraient tenir, conjointement, humanitaires et académiques dans un tel conflit mais aussi de manière plus générale. 

MOOVE - Pouvez-vous nous faire un topo de la situation au 13 février 2025 ?

Aurélie Ponthieu - Depuis trois semaines, la situation sécuritaire à Goma et autour de la ville est très tendue, affectant des centaines de milliers de personnes déplacées. Avec la prise de contrôle de la région par le M23/Alliance Fleuve Congo (AFC), de nombreux déplacés quittent les camps, certains retournant dans leurs lieux d’origine, d’autres se dirigeant vers Goma. Il est essentiel que ces déplacements soient volontaires et que l’aide humanitaire soit assurée partout où elle est nécessaire. Les déplacés quittent les camps avec très peu de ressources, et les conditions d’accueil dans leurs zones d’origine sont souvent précaires et peu sécurisées. Signe de cette vulnérabilité, les équipes de MSF ont assisté depuis quelques jours au démantèlement d’installations humanitaires par certains déplacés préparant leur départ, emportant tout ce qui pourra les aider lors du retour : chaises, tôles, bâches, cordes. D’autres déplacés cependant ont essayé de protéger les structures MSF des pillages. MSF s’inquiète de l’accès aux services médicaux dans les localités d’origine, car de nombreuses structures de soins ont été abandonnées ou détruites lors des affrontements ces dernières années.  L’accès humanitaire doit être garanti dans tous les lieux de retour, y compris l’accès aux services médicaux essentiels et de soutien aux survivants de violences sexuelles.

MOOVE - Dans ce contexte, quels sont les besoins et en quoi consistent les interventions actuelles de MSF dans cette région ?

AP - La situation est très préoccupante et nécessite une réponse humanitaire urgente pour prendre en charge les blessés, les malades et répondre aux besoins de premières nécessités des résidents et déplacés. Afin d’assurer un minimum d’accès aux soins dans les zones de retour, des cliniques mobiles destinées à soutenir des structures plus éloignées de Goma ont été mises sur pied sur les routes de l’est du nord de la ville, et des évaluations sont menées dans les villages d’origine des déplacés. Alors que la situation évolue rapidement autour de Goma, MSF continue d’apporter, autant que possible, une aide vitale à ceux qui résident encore dans les camps (soins médico-nutritionnels, prise en charge du choléra et des violences sexuelles, distribution d’eau et de nourriture, renforcement des mesures d’hygiène), tout en prenant en charge les blessés de guerre dans les hôpitaux de Kyeshero et de Virunga. En plus de la réponse d’urgence, nos projets réguliers au Nord et Sud Kivus continuent.

MOOVE - Beaucoup de femmes victimes de violences sexuelles choisissent le silence et l’isolement plutôt que le témoignage et la prise en charge… Que faut-il mettre en place pour les inviter à davantage témoigner, à rejoindre des structures de santé ou d’écoute ?

AP - Cela demande beaucoup de sensibilité et de créativité. Malgré l’urgence en temps de guerre, il faut créer un environnement de confiance et des espaces de soins et d’écoute adaptés. La confiance repose avant tout sur la qualité des soins prodigués, un accès digne et sûr au personnel de santé, et le respect de la confidentialité médicale. Ne pas mettre de nouveau en danger les survivantes de violences sexuelles est primordial. L’engagement communautaire joue un rôle important dans la création de cet accès. Pour tout cela, il est essentiel d’avoir du personnel adapté, empathique et formé. Un soutien psychologique pour le personnel est très important pour garantir la qualité de la prise en charge. Le genre du personnel soignant peut aussi être important à prendre en considération selon les contextes.

MOOVE - Fin 2024, MSF a publié le rapport « Nous appelons à l’aide » (avec des données datant de 2023). A qui est destiné cet appel ?

AP - En 2023, dans un rapport intitulé « Nous appelons à l’aide » les équipes de MSF rapportent avoir appuyé la prise en charge de 25 166 personnes ayant survécu à des violences sexuelles à travers le pays. Cela correspond à plus de deux personnes par heure. 1 victime sur 10 était mineure.  Ce chiffre s’appuie sur les données issues de 17 projets mis en place par MSF en appui au ministère de la Santé dans cinq provinces du pays : Nord-Kivu, Sud-Kivu, Ituri, Maniema et Kasaï-Central. C’est de loin le chiffre le plus élevé enregistré par MSF en RDC. Au cours des années précédentes les équipes de MSF ont soigné annuellement, en moyenne, 10 000 personnes touchées par des violences sexuelles. Cette tendance s’est malheureusement encore accélérée en 2024 pour atteindre le nombre – terrifiant - de plus de 46.000 survivants et survivantes pris en charge. Sur la base des besoins exprimés par les personnes survivantes, et en s’appuyant sur les travaux antérieurs pour résoudre ce problème de longue date dans le pays, le rapport de MSF liste une vingtaine de mesures à mettre en place de toute urgence. Ces mesures s’adressent aux parties au conflit, aux autorités congolaises – nationales, provinciales et locales – ainsi qu’aux bailleurs de fonds internationaux et au secteur humanitaire dans son ensemble.

MOOVE - Comment les différents acteurs que vous identifiez (ea les autorités politiques, le ministère de la santé, les autorités traditionnelles), peuvent-ils s’approprier, individuellement ou collectivement, votre « appel à l’action » ? D’ailleurs, quelles sont les principales actions que vous recommandez dans ce rapport ?

AP - D’abord, MSF appelle toutes les parties au conflit à garantir le respect du droit international humanitaire. Cela inclut notamment l’interdiction absolue de commettre des actes de violences sexuelles, mais aussi, le respect de la nature civile des sites de personnes déplacées. L’appel à protéger les personnes civiles des abus est également adressé aux personnes impliquées dans les programmes humanitaires.

Ensuite, MSF plaide pour que les conditions de vie dans les sites de personnes déplacées soient enfin  améliorées. Pour cela, il s’agit de renforcer notamment l’accès aux besoins essentiels – nourriture, eau, activités génératrices de revenus – ainsi qu’à des installations sanitaires et hébergements éclairés et sûrs. Ces investissements doivent en outre s’accompagner de davantage de travail de sensibilisation sur les violences sexuelles. Les sources de financement humanitaire doivent être suffisamment flexibles pour répondre aux besoins émergents et urgents.

Enfin, MSF appelle à investir de façon très spécifique dans une meilleure prise en charge médicale, sociale, juridique et psychologique des survivantes de violences sexuelles. Cela passe notamment par des financements assurés sur le long terme. Ce dernier est essentiel pour permettre un renforcement de la formation médicale dans la prise en charge, l’approvisionnement des structures de soins, l’accompagnement juridique, ainsi que la mise sur pied d’hébergements adaptés. Il faut inclure également les activités d’information et de sensibilisation visant à prévenir la stigmatisation ou la marginalisation qui empêche parfois les gens d’aller chercher de l’aide.

Au vu du grand nombre de demandes d’interruptions de grossesse des survivantes, MSF appelle aussi à finaliser l’adaptation du cadre législatif national, afin de garantir l’accès à des soins complets d’avortement médicalisé.

MOOVE - Dans cette crise humanitaire et sécuritaire actuelle dans l'Est de la RDC, qu’attendez-vous des acteurs académiques ? Y a-t-il un rôle conjoint que les humanitaires et les académiques pourraient tenir ensemble ?

AP - Bien que les séquences d’intervention du monde académique et de l’humanitaire divergent souvent, il y a un rôle pour la recherche académique dans la réponse aux crises humanitaires. L’aide humanitaire se veut basée sur les besoins réels de la population, efficace et acceptée par ceux qui en bénéficient. La recherche académique nous permet souvent de prendre du recul sur nos pratiques et nos analyses, et de bénéficier d’une analyse approfondie (evidence-based).  Cela est particulièrement intéressant au niveau local, où l’analyse des réponses humanitaires fait souvent défaut de la part de chercheurs et chercheuses nationaux. Les chercheurs peuvent également jouer un rôle crucial dans la formation des personnels de santé et la sensibilisation des communautés cibles.

MOOVE - Trois projets primés dans le cadre du Prix de la recherche « Genres et conflits armés » concernent la RDC, avec des thèmes liés à la santé ou à la place des femmes dans la société congolaise… Que vous inspirent ces trois projets, qui ont aussi comme point commun les violences faites aux femmes ?

AP - Ces projets de recherche contribuent à une meilleure compréhension de la crise et mettent en lumière le point de vue à la fois du personnel soignant mais aussi des victimes. C’est essentiel. On ne peut aborder la problématique des violences faites aux femmes que d’un point de vue humanitaire. Ces travaux permettent de mettre en avant d’autres aspects essentiels, la rééducation et l’accès à la justice. Les projets primés mettent aussi en lumière des aspects cruciaux de la santé et de la place des femmes dans la société congolaise. Ils soulignent l’importance de la recherche pour comprendre et répondre aux violences faites aux femmes. Ces projets inspirent à poursuivre les efforts pour améliorer la prise en charge des victimes et promouvoir l’égalité des genres.

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